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© 2001 - Stéphane PAJOT   [ Percolation et économie ]

Introduction générale

Le passage de l'individuel au collectif est un problème récurrent en sciences sociales. Deux conceptions s'opposent traditionnellement, mais aucune n'apparaît entièrement satisfaisante. L'individualisme méthodologique néglige la complexité engendrée à l'échelle du système alors que la thèse holiste interprète le collectif comme un tout. Le tout ne pouvant se résumer à la simple sommation des parties, comment dès lors, relier le local et le global, l'élément et le système, le micro et le macro ? La nécessité d'une science sociale exprimant les relations réciproques de l'unité humaine et de l'agrégat humain semble ainsi incontestable (Spencer, 1903, pp. 55-56).

Dans de nombreuses situations, le choix comportemental ou technologique d'un agent dépend, au moins partiellement, de l'attitude d'un groupe, voire de l'ensemble des autres agents. À l'inverse, le choix de l'agent influence celui d'autres individus. Ces interactions donnent alors naissance aux problèmes de coordination. Dans le modèle d'Arrow-Debreu, la coordination est obtenue par les prix, mais la théorie des jeux illustre bien l'incomplétude de la logique marchande pure (Orléan, 1994) : logique concurrentielle aboutissant à l'indétermination des équilibres, spécularité et équilibres non satisfaisants liés à la rationalité stratégique, incomplétude des contrats face aux aléas.

L'approche économique traditionnelle n'est pas suffisante pour expliquer à elle seule, certains phénomènes collectifs. La réduction associée à la notion d'agent représentatif n'est pas acceptable car cette « commodité analytique » aboutit parfois à des conclusions trompeuses ou erronées (Kirman, 1992, p. 117). De même, les modèles économiques éludent trop souvent la dimension structurelle des questions étudiées, en considérant les entités économiques dans une « boîte noire » sans dimension. L'importance des rapports personnels et la structure des réseaux de relations est soulignée par exemple dans la notion d'embeddedness (Granovetter, 1985 et 1995). La théorie économique intègre alors l'idée que des facteurs apparemment non économiques comme le culturel, le politique et le social, ont un rôle clef dans certains phénomènes économiques (Lacour, 1996, p. 33). Il est en ce sens, impossible de définir une ligne précise entre l'économie et les autres disciplines sociales (Hirshleifer, 1985, p. 53). Le réseau permet alors d'aborder des relations qui reposent sur des pratiques communes, d'habitudes et de routines (Reynaud, 1999, p. 3). Pour ces raisons, la structure des réseaux de communication et d'interaction deviennent un objet d'étude central en économie (Kirman, 1999, p. 109).

Les phénomènes collectifs peuvent être analysés dans un cadre hétérogène et désordonné, afin de prendre en compte la diversité des situations individuelles. Cette hétérogénéité existe aussi bien au niveau de l'individu, du fait de la singularité de ses préférences ou de ses dotations, qu'au niveau de ses relations. Sous ces hypothèses, les outils économiques standards montrent leurs limites. Dans la théorie économique traditionnelle, le théorème d'impossibilité d'Arrow met en évidence les problèmes de l'agrégation des préférences individuelles pour fonder une décision collective (Arrow, 1974). De nombreux travaux présentent les modifications des postulats permettant d'aboutir à des théorèmes de possibilité ou à de nouveaux résultats d'impossibilité (Plott, 1976 ; Sen, 1977). La quasi transitivité ou l'absence de majorité cyclique par exemple, sont suffisantes pour aboutir à une décision collective (Sen, 1970). De même, des ordres de préférences unimodaux permettent de construire une relation de préférence sociale transitive par l'expression des volontés individuelles sous forme de scrutin majoritaire. Dans ce dernier cas, l'existence d'un choix collectif unique s'identifie à celui de l'électeur médian (Black, 1958). Cependant, l'hypothèse de l'unimodalité conduit implicitement à supposer une forme d'homogénéité des goûts, un consensus sur la disposition des choses (Arrow, 1974 ; Sen, 1970). La théorie de la percolation apparaît alors comme une solution.

La percolation est un modèle mathématique proposé en 1957 par S.R. BROADBENT et J.M. HAMMERSLEY1. Présenté comme le modèle dual de la diffusion, il étudie le mouvement déterministe d'un fluide dans ou sur une structure aléatoire. De façon plus générale, la théorie de la percolation s'intéresse aux désordres binaires. Elle permet de caractériser l'état global d'un phénomène ou d'un système composé de multiples éléments aux relations ou aux caractéristiques hétérogènes. La percolation appartient à la famille des transitions de phase, c'est-à-dire que le passage d'une phase à l'autre s'obtient en modifiant de façon continue la valeur d'un paramètre. Chaque phase correspond à une situation qualitative particulière déterminée par la présence ou l'absence d'un amas percolant. Cette transition s'effectue à une valeur déterministe : le seuil de percolation.

Développé par les physiciens, le champ d'application de la percolation dépasse largement le seul domaine de la physique (Roussenq, 1992, p. 840). Ce modèle mathématique décrit aussi de nombreux phénomènes biologiques ou sociologiques avec les mêmes outils géométriques et statistiques (De Gennes, 1976, p. 927). La puissance de la théorie de la percolation tient principalement à la simplicité de ses hypothèses. De ce modèle élémentaire découle une large variété de problèmes complexes, dont beaucoup ne sont toujours pas résolus (Kesten, 1987, p. 1232). Le seuil de percolation dépend du modèle de percolation étudié, de la géométrie et de la dimension du réseau. La valeur de ce seuil est indifférente de l'interprétation physique des sites occupés ou des liens présents, et de la façon dont on réalise l'augmentation du paramètre de contrôle (Lesne, 1996, p. 317). Ceci est une des caractéristiques fondamentales de l'aspect universel et unificateur de la percolation (De Gennes, 1976, p. 920).

Les travaux économiques existants sur la percolation sont peu nombreux. Ils se concentrent principalement sur deux domaines. Le premier domaine, dans la suite de David et Foray (1992), concerne les réseaux d'organisations et la hiérarchisation des probabilités de percolation de sites et de liens (Cohendet 1995, 1996 et 1998 ; Antonelli, 1996 et 1997). Le second domaine s'intéresse aux fluctuations sur les marchés boursiers. Une application de la percolation aux marchés financiers existe dans Corcos (1993), mais c'est principalement depuis Cont et Bouchaud (1998) que la popularité du modèle boursier s'est développée chez les économistes et les physiciens. Parmi les autres applications économiques de la percolation existent des modèles sur l'évolution de la valeur immobilière (Krieger, 1991), sur le marketing (Winsor, 1995), le développement de comportements et de marchés illégaux (Tartarin et Pajot, 1996-a, 1996-b et 1999), et sur les fluctuations économiques (Krugman, 1998). Pourtant, si l'utilisation économique de la percolation est rare, la théorie fait depuis peu l'objet d'un intérêt croissant. À la suite de Solomon et alii (2000), des travaux récents de physiciens proposent des modèles de percolation sociale (Ahmed et Abdusalam, 2000 ; Weisbuch et Stauffer (2000) ; Gupta et Stauffer, 2000) et de marketing (Goldenberg et alii, 2000).

Partant de la théorie de la percolation, cette thèse propose d'expliquer la non-linéarité de certains phénomènes économiques par leur fondement structurel et la présence ou l'absence d'un amas infini sur le réseau. Dès lors, les aspects quantitatifs et qualitatifs des phénomènes collectifs obtiennent une relation parfaitement définie. La méthodologie employée est la simulation numérique. Son utilisation, facilitée par la puissance de calcul des ordinateurs actuels, s'est imposée pour au moins deux raisons. Elle permet tout d'abord d'étudier des phénomènes inaccessibles ou inobservables de façon directe (Gilbert, 1993). La simulation numérique permet également de déduire des conséquences pratiques là où la résolution algébrique est complexe voire impossible comme par exemple en modifiant plusieurs variables simultanément (De Rosnay, 1977). Pour ces raisons, la théorie de la percolation de façon générale et pas uniquement du point de vue économique, possède un environnement où le calcul numérique et la simulation sont très fortement présents.

Dans ce travail, l'objectif est moins celui d'une analyse dynamique de la transition d'un état global à un autre, que l'analyse statique soulignant le caractère déterminant de l'existence ou de l'absence d'un amas percolant. Le caractère universel de la théorie conduit l'analyse des modèles économiques de comportements collectifs à entrer dans la définition même des problèmes de percolation. L'utilisation faite de la théorie de la percolation ne correspond pas à une simple application d'un modèle physique à des questions économiques. Loin d'une simple analogie, cette thèse cherche à montrer la correspondance de certains problèmes économiques aux mécanismes de la percolation et à présenter ses conséquences, en donnant naissance à une nouvelle approche, le percolationnisme, où l'individuel et le collectif ne peuvent s'envisager l'un sans l'autre.





La présentation de la thèse s'articule en deux partie. La première partie présente les fondements de la théorie de la percolation et ses principaux modèles. Elle fournit une approche assez large des hypothèses, mécanismes et résultats généraux de la percolation. La présentation des modèles élémentaires est ensuite complétée par l'exposé de quelques situations plus complexes.

S'appuyant sur ces notions, la seconde partie présente des applications économiques de la théorie de la percolation. La correspondance entre la percolation et certains phénomènes économiques est ainsi soulignée. L'approche percolationniste montre alors son intérêt dans l'analyse des comportements collectifs.


1
Broadbent S.R., Hammersley J.M., (1957), « Percolation Processes I. Crystals and Mazes », Proceedings of the Cambridge Philosophical Society, vol. 53, n° 3, pp. 629-641.

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